Responsible Business – Paris
En France, la RSE reste un principe assez vague et laissé le plus souvent au bon vouloir des entreprises par l’intermédiaire de principes internationaux n’ayant pas de valeur légale mais seulement d’incitation. Des lois sont été instaurées pour le respect d’une certaine image de la dignité au travail et de l’environnement, mais ces lois sont décidées de manière nationale et n’ont pas forcément de cohérence internationalement. Depuis deux ans, la situation évolue au niveau législatif, sous l’impulsion notamment de l’Union Européenne. Les pays membres doivent actuellement donner de nouvelles propositions concernant l’engagement des entreprises à contrôler leur impact à l’étranger et surtout à respecter les droits de l’homme.
Les principaux textes encadrant la France sont les principes de gouvernance de l’OCDE et les dix principes du Pacte Mondial des Nations Unies. Depuis la communication de la Commission Européenne en octobre 2011 [voir le portrait de Michel Capron, ndlr], le Forum citoyen pour la RSE a élaboré un plan d’action visant à être proposé par le gouvernement à l’Union Européenne. Une « plateforme d’actions globales » a ainsi été formée sous le pilotage du Premier Ministre Jean-Marc Ayrault, afin de créer une instance de dialogue entre tous les acteurs concernés (publics, privés, politiques, économiques, associatifs...). Leur but est d’arriver à une promotion efficace de la RSE en France, au travers du suivi des actions prioritaires en faveur de la RSE, du suivi et l’appui méthodologique à la mise en œuvre du décret du 24 avril 2012 relatif aux obligations de transparence des entreprises en matière sociale et environnementale, du suivi de l’expérimentation des labels RSE et ISR reconnus par les pouvoirs publics, de conseil parlementaire, de contrôle de la qualité des informations mises à la disposition des investisseurs en matière extra financière, et de la consultation sur les propositions faites par la future mission tripartite visant à mieux prendre en compte la RSE dans les entreprises et dans l’environnement des entreprises, notamment au travers de mécanismes de notation sociale.
Multinationales et fournisseurs
L’urgence selon les organisations impliquées dans le Forum Citoyen pour la RSE se situe surtout au travers des relations des entreprises avec leurs fournisseurs, notamment au niveau du droit du travail et du respect des droits de l’homme. Elin Wrzoncki, responsable du bureau Mondialisation et Droits de l’Homme à la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), estime que la situation commence tout juste à évoluer : « Après six ans d’un processus consultatif avec les entreprises et les ONG, un représentant social a été nommé par le gouvernement français afin de créer un cadre permettant de faire avancer l’entreprise dans son rapport avec ses fournisseurs. Depuis un an l’Union Européenne a changé de discours et a adopté une nouvelle communication sur la RSE en estimant que l’engagement des entreprises ne devait plus être seulement volontaire et que les pouvoirs publics avaient un rôle à jouer. C’est une bataille de longue haleine qui aboutit par une poussée vers la responsabilité juridique ».
Jusqu’à présent, le contrôle des conditions de travail des employés des fournisseurs était laissée aux entreprises, malgré une relative prise de conscience : « Depuis dix ans en France, la grande distribution, comme Carrefour, Décathlon, etc. a compris les risques qu’elle courait à travailler avec des entreprises dans des pays à faible gouvernance. Il existe des chartes que doivent signer les fournisseurs, des plans d’action comme la Fédération du Commerce et de la Distribution, qui mutualise les données des entreprises sur les fournisseurs, mais tout ceci est insuffisant », estime Elin Wrzoncki. Selon elle, la finance domine encore l’humain : « Les entreprises ne veulent pas être régulées de peur de perdre et argent et compétitivité, mais on ne peut pas tout négocier ». Les acteurs de la société civile française se posent aujourd’hui la question de la compétence : qui est responsable de la vie des employés lorsqu’un incendie ravage une usine au Bangladesh par exemple? L’État où se trouve l’usine, l’entreprise qui a passé un contrat avec l’usine, les organismes de contrôle qui n’ont pas dénoncé les conditions de sécurité de l’usine, ou les gestionnaires de l’usine? Fanny Gallois, chargée de mission à l’association Peuples Solidaires, revient sur ce qui a déjà été réalisé : « Les multinationales adoptent des chartes éthiques ou des codes de conduite obligeant leurs fournisseurs à se plier à certaines règles, elles cumulent les cadres professionnels pour parer à l’action des ONG mais cela ne sert qu’à transmettre une bonne image aux médias et aux consommateurs ». Pour elle, plusieurs solutions sont possibles : « Le cadre John Ruggie [Représentant spécial chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, pour un rapport au Conseil des droits de l’homme de l’ONU en 2008, est une première dans le domaine, avec trois principes : respecter, protéger, réparer. Ils impliquent directement la responsabilité de l’entreprise cliente, et vont plus loin que les cadres internationaux », sans toutefois en éloigner les États : « C’est aussi du ressort des gouvernements, au Sud comme au Nord, de contrôler ce qui se passer sur leur territoire, de responsabiliser leurs entreprises et de donner le moyen aux victimes de ce système d’aller en justice ».
Contraindre et pénaliser les entreprises ?
Sur la question de la contrainte législative, là aussi les avis divergent. Hélène Valade, directrice du Développement Durable de la Lyonnaise Des Eaux, est « pour le principe d’anticipation par la promotion des droits de l’homme et de la RSE, mais ce sont des thématiques difficiles à traiter car l’entreprise considère que c’est un sujet très politique. Il faut sensibiliser les managers, et installer des mécanismes de contrôle interne à l’entreprise, comme des plateformes inter-entreprises pour mutualiser les informations quant aux audits et proposer des solutions aux problèmes rencontrés. Par exemple, quelle réaction avoir lorsqu’un fournisseur ne respecte pas les droits de l’homme ? S’en séparer ? Financer une évolution ?Les solutions ne sont pas simples ». De son côté, Fanny Gallois estime que le gouvernement doit se charger d’une réglementation claire : « Toute la RSE manque d’indépendance, tout se passe pour et par l’entreprise afin d’empêcher une quelconque réglementation contraignante. Le cadre John Ruggie doit être traduit en droit national, même si les entreprises refusent. On ne négocie pas avec les Droits de l’Homme ! ».
Diligence raisonnable et principe de réparation
Deux concepts émergent des discussions de la société civile en France concernant le contrôle des entreprises. La diligence raisonnable tout d’abord, décrite par Erin Wrzoncki comme « la responsabilité juridique des sociétés-mères envers leurs filiales et leurs fournisseurs », ou les procédures qu’une entreprise adopte afin d’éviter que son activité à l’étranger affecte négativement la communauté et l’environnement dans lesquels elle s’implante. Cela pourrait se traduire par le fait de « prendre des mesures préventives, ce qui implique d’augmenter le prix des commandes pour permettre une marge de respect des conditions de travail des ouvriers, et de fixer des délais raisonnables », explique Fanny Gallois. Le principe de réparation concerne la réaction de l’entreprise après des conséquences négatives dues à ses activités. Selon la chargée de mission, « le principe de réparation s’applique le plus souvent sous forme d’indemnisation financière auprès des victimes ». En moins de dix ans, cette réparation a évolué :« Différents scandales, comme l’incendie de l’usine Spectrum au Bangladesh en 2005, ont poussé les grands groupes à intégrer la prise en compte de la structure des bâtiments dans leurs audits, ils ont même monté un fonds d’indemnisation avec une étude préalable sur les coûts et les besoins réels des victimes avec l’appui du gouvernement concerné. Ce modèle a évolué jusqu’à prendre en compte le manque à gagner pour les familles qui avaient perdu leur principale source de revenus, on peut donc dire que c’est assez satisfaisant, mais il est toujours dur d’impliquer réellement l’entreprise cliente dans le processus de réparation », décrit-elle.
Les associations françaises telles que Peuples Solidaires demande désormais un véritable accès à la justice pour les travailleurs des pays où les droits de l’homme et les droits du travail sont peu respectés. Ce qui passerait par une responsabilisation accrue des multinationales : « La Coalition Européenne pour la Responsabilité Sociale et Environnementale des Entreprises (ECCJ) demande à ce que l’Europe aille plus loin en rendant effective la responsabilité juridique des sociétés-mères envers leurs filiales et leurs fournisseurs. Le principe de diligence raisonnable pourrait ainsi être appliqué, et l’accès aux tribunaux des victimes du travail résidant hors d’Europe mais dont l’entreprise dépend facilité, que ce soit contractuellement ou juridiquement », explique Erin Wrzoncki.
L’indépendance des contrôles d’anticipation
Les audits des entreprises, à même de délivrer des certificats de bonne gestion et de rassurer les clients, devraient pourtant prévenir tous ces manquements aux droits de l’homme. Mais Fanny Gallois décrit une autre réalité :
« En général le fonctionnement des entreprises est noté par le biais d’audits sociaux, commandés par l’entreprise qui possède un contrat avec elle ou un organisme de certification. Ces audits ne sont jamais indépendants car ils sont payés par quelqu’un, où est l’efficacité dans ce cas ? Il existe bien sûr des audits « inopinés », où l’entreprise n’est pas prévenue, mais à l’opposé parfois les ouvriers sont formés à répondre aux audits, on a eu le cas en Chine sur les horaires de travail et les salaires… L’inefficacité de ces audits est prouvée dans de nombreux cas, ce qui est dénoncé par les ONG et les syndicats locaux. Par exemple au Pakistan, l’usine qui a brûlé en 2012 est la victime d’une négligence très grave, et cela aurait pu être évité si l’audit n’avait pas été réalisé par un sous-traitant de l’auditeur supposé venir contrôler les lieux ». Pour Alexandre Viscontini d’Amnesty International France, l’État français pourrait intervenir en amont et forcer les multinationales à ne pas travailler avec des entreprises violant les droits de l’homme, ou les aider à se conformer au droit international, par le biais de ses grands opérateurs financiers la Coface (Compagnie Française d’Assurance pour le Commerce Extérieur) et PROPARCO (Société de Promotion et de Participation pour la Coopération Économique, membre de l’Agence Française du Développement).
Quelle réaction avoir lorsqu’un fournisseur ne respecte pas les droits de l’homme ? S’en séparer ? Financer une évolution ? Les solutions ne sont pas simples.
Hélène Valade, directrice du Développement Durable de la Lyonnaise Des Eaux
Quelle que soit la décision finale de la France et de l’Union Européenne quant à la judiciarisation des pratiques RSE des entreprises, tous les acteurs s’accordent sur un point, la nécessité d’associer toutes les parties prenantes au projet. C’est ce que résume Hélène Valade : « Une politique de RSE efficace en entreprise est souvent le fruit des parties prenantes, à la fois dans les objectifs et dans les résultats, cela devient une part importante dans la prise en charge de la RSE. L’entreprise ne peut plus être seule dans son coin à chercher des solutions, la co-construction est nécessaire pour obtenir des résultats plus forts et durables ». Un investissement collectif qui semble de plus en plus possible : « Si les consommateurs et les actionnaires sont intéressés par les Droits de l’Homme, le développement durable, le droit du travail et l’environnement, les entreprises responsables vont gagner en valeur et ne peuvent qu’en sortir gagnantes. On voit bien que les consommateurs se sentent de plus en plus concernés, les actionnaires et les investisseurs de plus en plus responsables, on en parle désormais lors des Conseils d’Administration !», positive Erin Wrzoncki.
Source: Responsible Business Magazine